Tout comme Pedram, j’ai rencontré Shorena dans le cadre d’un cours de Langophonies. Shorena est arrivée de Géorgie il y a quatre ans avec ses trois filles et son mari. Elle est très impliquée dans les ateliers proposés par Langophonies et toujours présente au cours de Marjolaine, qui compte désormais parmi ses amies locales. Elle parle aujourd’hui français sans difficultés et s’active quotidiennement pour ses enfants et pour régulariser la situation de sa famille. Après de longs mois d’un accueil institutionnel aussi froid que les attentes matinales que la préfecture de Rennes réserve aux migrants, elle a pu trouver avec sa famille des leviers pour avancer : certaines associations (le DAL, Un toit c’est un droit, la Croix rouge), quelques militants locaux qu’on retrouve dans beaucoup des actions menées pour défendre les droits des personnes sans-papiers ou en attente de régularisation, mais aussi beaucoup de citoyens qui s’organisent très souvent en collectifs locaux et qui s’indignent du traitement réservé par les institutions publiques à ceux qui deviennent leurs voisins, les parents des copains d’école de leurs enfants, leurs collègues, leurs amis. Elle et sa famille ont aujourd’hui, et depuis peu, un logement fixe en périphérie de Rennes.
Une fois les plus importantes difficultés culturelles, linguistiques et sociales levées, une fois l’acceptation de recommencer une vie ici, une fois l’acceptation de laisser son ancienne vie là-bas (il est impossible pour Shorena de retourner en Géorgie tant que ses problèmes administratifs ne sont pas réglés ici, au risque de ne pouvoir revenir en France), une fois qu’elle et ses trois filles aient appris le français, une fois que ses dernières se soient socialisées à l’école, et aient commencé à suivre les programmes de l’éducation nationale, il reste effectivement l’attente, la très longue attente ; l’attente des décisions juridiques qui seront prises à son égard et à celui de sa famille, et l’acceptation forcée de leur absurdité, de leur froideur, de leur lenteur, et de leur puissance irrésistible.
Attendre de pouvoir travailler, de pouvoir se loger convenablement, de pouvoir savoir où l’on sera avec sa famille dans un an, d’avoir des perspectives, de faire des projets. Attendre aussi de revoir ses parents, ses frères et amis restés en Géorgie. Ces besoins de bases, se loger, travailler pour se nourrir, se projeter, voir ses proches, dépendent, pour ceux d’entre nous qui n’ont pas la chance de disposer facilement des papiers nécessaires, de fonctionnements étatiques et municipaux tout aussi absurdes de bureaucratie, d’inhumanité et surtout d’enjeux politiciens. Les associations locales font un travail remarquable mais parfois désespérant tant ils nagent à contre-courant. Qui plus est, nous ne sommes sans doute pas, pour la plupart d’entre nous qui précisément avons des papiers (ou des matricules comme me disait une autre participant du projet), suffisamment sensibilisés à la situation, dans ses dimensions pratiques, quotidiennes, humaines. Nous n’y sommes pas assez sensibles parce que ça nous paraît souvent lointain et parce que nous nous laissons parfois entraîner par les rengaines médiatiques de la question migratoire: statistiques, enjeux macro-économiques, débats biaisés sur le travail et le chômage, discussions politiciennes, etc.
Mais évidement, Shorena n’est pas simplement, et les personnes avec qui nous travaillons ici ne doivent pas être, pour ces mêmes raisons, des “exemples” de “personnes migrantes”. Outre le cadre particulier du projet, qui insiste sur la situation migratoire des personnes que l’on rencontre, je me trouve surtout ces derniers temps à rencontrer des personnes tout court, évidemment, à les revoir régulièrement, à apprendre à les connaître, à travailler en collaboration avec elles, à devoir leur poser des tas de questions, à leur demander de faire des choses selon des règles préétablies par le projet, et nécessairement, éthiquement, à devoir leur donner quelque chose en retour. Alors, j’ai finalement invité Shorena a manger. On a fignolé la traduction de sa lettre. Elle m’a parlé de comment, ne pouvant travailler, elle occupait ses journées, quand ses enfants étaient à l’école, entre cours de français, tâches ménagères et bénévolat au Secours Populaire. Puis à son tour, elle m’a posé des questions sur moi. J’y ai répondu, et progressivement, une relation est née.
Malgré la pression des délais, et l’obsession étrange de “trouver des migrants pour participer au projet”, Il ne faudrait pas que les initiateurs et professionnels de l’Encyclopédie tendent à devenir eux aussi des bureaucrates, et que leurs collaborateurs, les témoins, ne se retrouvent ici aussi assujettis à des règles du jeu qu’ils se voient obligés d’accepter sans marge de manœuvre. Que l’on soit, “eux” comme “nous”, réellement acteurs du projet implique pour moi au moins deux exigences :
- autant, les témoins doivent pouvoir s’impliquer politiquement, questionner le projet, accepter ou refuser d’y participer et expliquer pourquoi (j’écrirai deux billets sur ces questions) ;
- autant, la sensibilité et l’intimité qu’on aimerait et qu’on voudrait parfois voir s’exprimer chez ceux qui participent ne peut exister qu’à la condition qu’elle s’exprime aussi chez nous. Les rencontres que nous faisons ne sont pas nécessairement médiatisées ici ni ne le seront dans l’encyclopédie mais elles existent et ce sont des relations d’échanges qui doivent être aussi honnêtes et équilibrées que possible.
A ce propos, et sans tomber dans la réflexivité intime, mais davantage pour mettre mon travail en perspective, je peux dire que le fait de côtoyer ainsi, sensiblement, pratiquement, quotidiennement – bien davantage que des français, des étrangers des migrants, des réfugiés, des sans-papiers, des gens d’origine x, etc. – des être humains que je ne connaissais pas auparavant, ne peut que conforter mes adhésions à certaines théories et perspectives politiques sur ces questions. Tout simplement, aujourd’hui, je ne vois aucune raison valable et rationnelle, ni éthique, ni politique, ni économique, pour que certaines de ces personnes qui sont mes voisins, qui habitent dans ma ville, que je rencontre, que j’apprécie puissent potentiellement se voir du jour au lendemain, après plusieurs années de socialisation en France, expulsées par des institutions qui ne connaissent rien de leur vie et à qui je ne reconnais pour ma part aucune légitimité pour agir ainsi. C’était bien sûr déjà le cas, mais la perspective d’être éventuellement confronté un jour à ce genre de situation, dans mon entourage personnel, a sensiblement agité chez moi la nécessité d’une mise en action politique, militante à l’endroit de ces problématiques.
Je tiens donc à remercier les initiateurs du projet de m’avoir ainsi permis d’avancer sur cette question, intellectuellement comme personnellement, de m’avoir donné l’opportunité d’approcher des associations telles que Langophonies et Un toit et c’est un droit (merci beaucoup par ailleurs à Joëlle Couillandre pour son aide précieuse), mais aussi de m’avoir permis de rencontrer des gens comme Shorena, et tant d’autres.